Le pied est une structure ingénieuse permettant - grâce à la voûte longitudinale médiale - de stocker et restituer de l’énergie élastique à la manière d’un ressort. Ce mécanisme contribue grandement à l’efficience énergétique de la locomotion. Ker et al.1 ont étudié des pieds cadavériques et faisaient état de stockage d’énergie de 17% du total requis pour un pas, à comparer avec les 35% fournis par le tendon d’Achille. Des études plus récentes in vivo montrent qu’en réalité le bénéfice serait moindre (8%), mais cela permet quand même une amélioration du coût métabolique de la course de 6%2,3. Il est intéressant de noter que cet effet était uniquement retrouvé à la course à plat, et pas à la marche ou à la course en montée (3°).
Rôle et physiologie des muscles intrinsèques du pied
Plusieurs entités agissent en synergie pour maintenir et réguler cette arche médiale. Kevin Kirby, DPM, a proposé un modèle nommé LALSS pour « Longitudinal Arch Load Sharing System”, dans lequel 4 couches musculo-ligamentaires assurent cette tâche4. Deux couches sont passives, l’aponévrose plantaire et les ligaments (i.e. plantaire long, spring ligament). Les deux autres couches formées par les muscles intrinsèques et extrinsèques sont actives, permettant ainsi un contrôle plus fin et ajustable.
Les contributions relatives de chacune des couches et la temporalité de leurs actions restent à approfondir.
Luke Kelly et son équipe ont mené une série d’expérimentations qui ont donné une nouvelle vision sur le rôle des muscles intrinsèques du pied (MIP). Ils ont premièrement montré que, en position assise, ces muscles étaient capables d’empêcher l’arche médiale de se déformer sous application d’une charge, ainsi que de creuser l’arche et supiner le pied lorsqu’ils étaient stimulés électriquement5. En poursuivant leurs expériences à la marche et la course – et notamment en utilisant un bloc du nerf tibial pour empêcher la contraction des intrinsèques – ils ont trouvé que les MIP avaient finalement un rôle faible dans la résistance à la mise en charge de l’arche médiale. Ce rôle serait principalement assuré par les structures passives6. En revanche, en phase de propulsion ils auraient un rôle primordial pour rigidifier le pied et terminer le pas efficacement ; Le mécanisme automatique du windlass (i.e. traction de l’aponévrose quand l’hallux effectue une dorsiflexion) traditionnellement mis en avant pour cette phase du pas serait secondaire7.
L’action des MIP serait également dépendante de l’intensité de l’activité : ils sont moins actifs à la marche qu’à la course, et plus actifs à la course à vitesse élevée8.
Contrairement à une croyance répandue, ces muscles ne seraient pas responsables du maintien de la voûte, et un pied plat et/ou valgus n’est donc pas un pied faible qu’il est nécessaire de renforcer à tout prix. D’autres auteurs rapportent même des musculatures du pied plus développées chez les porteurs de pieds plats ou pronateurs 9,10. En revanche, Zhang et al. ont trouvé que des sujets pronateurs sains possédaient des MIP plus volumineux que des sujets pronateurs symptomatiques11. Le modèle LALSS décrit précédemment explique en partie ces observations. Les 4 couches musculo-ligamentaires décrites étant redondantes, cela permet de répartir les contraintes. Lorsqu’une couche est déficiente, cela peut entrainer une surcharge sur les autres couches. Autrement dit, un déficit des MIP peut entrainer une surcharge de l’aponévrose. Ce modèle cohérent reste toutefois théorique et à étayer scientifiquement. Pour le traitement de l’aponévropathie plantaire via des exercices de renforcement des MIP, les preuves sont encore faibles sur le réel intérêt clinique12.
Course à pied et muscles intrinsèques du pied
La course à pied est le siège de deux débats spécifiques incluant les MIP : la technique de course et le chaussage.
Bien que la littérature ne reconnaisse pas de technique idéale tant pour éviter les blessures que pour améliorer l’économie de course13, l’utilisation d’un style de pose talon ou médio-pied entraine des différences biomécaniques. Les moments de force sur le médio-pied sont plus importants avec une pose médio-pied, et cela est associé à plus d’activation des muscles intrinsèques14. Comparativement à une attaque talon, la tension dans l’aponévrose est inchangée, ce sont les MIP qui absorbent l’énergie supplémentaire (+240% de travail négatif) et en restituent une partie (+42% de travail positif). Ce surplus de travail des MIP en médio-pied implique que les coureurs doivent s’y préparer dans le cas où un changement de technique est souhaité.
Le débat sur le chaussage cible directement les MIP, puisqu’il accuse les chaussures modernes de les affaiblir15. Les chaussures comportent de nombreuses caractéristiques pouvant affecter la biomécanique du pied (épaisseur de mousse, hauteur de talon, rigidité de flexion). Nous ne parlerons ici des chaussures modernes comme un ensemble, par opposition au chaussures minimalistes dénuées de toute technologie assistant le pied.
L’étude la plus précise est probablement celle de Luke Kelly et son équipe, étant les seuls à avoir positionné des électrodes intra-musculaires dans les MIP. En comparant la course chaussée (Asics GT 2000) et pieds-nus, ils ont observé contre-intuitivement que les MIP étaient plus actifs dans les chaussures. L’inconvénient de cette publication est le manque de suivi à long terme. D’autres données montrent que des coureurs habituellement barefoot avaient des muscles intrinsèques de volume équivalents aux coureurs chaussés, excepté l’abducteur de l’hallux plus développé (+10%)16,17. Cette dernière publication ne tenait compte que des chaussures portées à la course, or des chaussures minimalistes portées à la marche du quotidien seraient un moyen aussi efficace de renforcer les intrinsèques qu’un programme d’exercices dédiés18.
Orthèses plantaires
Le reproche d’affaiblissement du pied concernant les chaussures s’applique aussi aux semelles. De ce point de vue, les données de la littérature sont mixtes. Reeves et al. n’ont trouvé aucun impact sur les MIP – et la sensibilité du pied - après 3 mois de port de semelles préfabriquées avec soutien de voûte19. Inversement, une publication récente a montré une diminution conséquente du volume des MIP (abducteur de l’hallux, court fléchisseur des orteils et abducteur du cinq) après 3 mois d’utilisation de semelles sur-mesure20. Toutefois, l’évaluation réalisée pieds-nus à l’issue des 3 mois ne montrait pas d’altération dans l’activité musculaire. Des programmes d’exercices en complément pourraient être une option à considérer pour prévenir toute atrophie.
Le type de semelle réalisée en particulier au running est à considérer avec précaution. Des publications utilisant des semelles avec une voûte prononcée, comblée et totalement rigide ont mis en évidence que cela était bénéfique pour relâcher le fascia plantaire, mais augmentait le coût énergétique de la course (diminution de performance)21. L’énergie élastique est majoritairement stockée dans les 25% finaux de compression de la voûte plantaire, la réalisation d’une semelle compressible pour le running parait donc mieux indiquée. Les chercheurs avaient ici considéré le comportement élastique de la voûte plantaire comme purement passif, par extrapolation nous pouvons envisager que cela entraine également une réduction de l’activité des MIP.
Synthèse
Les MIP sont essentiels à la fonction du pied, et ont des implications en termes de performance (efficience énergétique) et de gestion des blessures. Toutefois, il reste difficile d’interpréter les changements liés à l’activité ou au volume des intrinsèques. Plus d’activité/volume peut signifier une musculature plus performante, comme une surcharge de travail. L’inverse peut signifier une atrophie musculaire ou une décharge permettant corriger un excès pathologique.
Le renforcement systématique du pied n’a pas actuellement de justification. Certains auteurs ont trouvé des associations entre pathologies et altération de la musculature du pied, mais il reste difficile de savoir s’il y a un lien causatif ou si c’est une conséquence de la pathologie.
Quoiqu’il en soit, le renforcement peut avoir un intérêt soit curatif soit rééducatif dans ce cadre. Il peut viser à soulager les structures passives synergiques, habituer les muscles à une nouvelle contrainte (e.g. changement de technique de course, de terrain, d’intensité de course), impliquer le patient dans son traitement. De plus, il n’existe pas d’effet secondaires à des exercices de renforcement du pied à notre connaissance (hors course en chaussures minimalistes, ou un risque de blessure accru existe pendant la transition).
L’utilisation de chaussures traditionnelles ou de semelles pour le running ne sont pas des handicaps pour la fonction du pied. Il appartient au praticien de décider ce qui est nécessaire en fonction du tableau clinique, des objectifs globaux et préférences du patient. De plus, cela peut s’accompagner de programmes de renforcement en parallèle au besoin, et la diminution ou augmentation des volumes des MIP semble facilement réversible.
Clément Potier
Podologue, MSc, Doctorant (KU Leuven)
Références
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